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La fondation

     Le vent venu de la mer agitait les mèches d’Hezraelle, retenues grossièrement dans un chignon approximatif. Sa chevelure blanche où se mêlaient encore quelques teintes de blond était la seule chose dans son apparence qui ne soit pas en tout point façonnée par la guerre.

     Sa peau avait la teinte du cuir, et se parait à plusieurs endroits de poches de gangrène. Deux piques d’os affleuraient sous sa peau, près de sa colonne, et sa musculature proéminente la faisait de moins en moins passer pour une sin’dorei, même de loin.

     Hezraelle paraissait étrange dans le décor découpé de la côte de Val’Sharah, surplombant de loin Ruissecôte, monstrueuse même peut être, comme une gargouille immobile, le corps balayé par les bourrasques, le visage entièrement voilé par un tissu noir sous lequel on voyait luire faiblement deux éclats verts.

     Pour un regard extérieur elle paraissait attendre, et ce ne fut que quand l’un des siens vint sauter sur une pierre près d’elle que l’Instructrice sembla s’animer, faisant rouler son épaule dans un geste reflexe.

     Cependant elle ne tourna pas la tête vers le nouveau venu, l’ayant déjà repéré depuis longtemps, depuis le moment même où il avait commencé son ascension vers le promontoire où elle-même se situait.

     -- Encore à rêvasser ?

     Le ton de Laeth, le supérieur d’Hezraelle, un immense Kaldorei dont l’une des cornes était brisée, n’était pas particulièrement tranchant, mais froid tout de même, sonnant comme une sorte de rappel à l’ordre.

     Malgré le zèle que l’Instructrice mettait dans ses traques, il était vrai que depuis l’ouverture de la tombe et son retour parmi les siens après plusieurs mois passés à traquer un artefact gangrené aux côtés d’un groupe de mercenaires, elle ressentait le besoin étrange de se mêler de moins en moins aux siens.

     D’un geste, elle embrassa la ligne de l’horizon, lui montrant ce qu’eux deux, avec leur vision si particulière, pouvaient voir.

     -- Je ne faisais que regarder tout ce qu’il nous reste encore à purger.

     Laeth eu un souffle de gorge, rauque.

     -- Je sais que c’est tentant, mais notre place n’est plus ici. Nous devrions être au Rivage. Ici ce n’est qu’un arrêt parce qu’une cible en valait la peine.

     -- Ce n’est pas…

     Hezraelle marqua une pause, mais sa voix ne marqua aucune inflexion. Elle n’hésitait pas, elle cherchait les bons mots.

     -- Ce n’est pas comme ça que j’envisage notre devoir.

     Pendant le silence qui suivit, le murmure du vent s’amplifia, sillonnant la pierre, chantant une mélodie oubliée dans les frondaisons des arbres. Les sens amplifiés des deux chasseurs en saisissaient chaque note, et devant eux s’étendait comme un océan de couleurs délavées, les auras que la Légion avait laissées sur la terre qu’elle avait pris soin de dévaster.

     -- Sceller la tombe, puis poursuivre la traque par-delà Azeroth. C’est le but que le Seigneur Illidan nous a fixé.

Le ton de Laeth était catégorique ; ce que le Traître disait, ses fidèles le respectait.

     -- Je n’y arrive pas, Laeth, à faire partie d’une armée. Quand nous lancions nos assauts sur les autres mondes, tous ensemble, c’était différent, nous avions nos propres méthodes. Aujourd’hui nous devons collaborer comme des soldats, et plus comme des traqueurs. Je déteste ça. La Légion ne se résume pas à une armée que l’on peut défaire sur le champ de bataille.

     Cela faisait bien des lunes que l’Instructrice y réfléchissait, et malgré que les volontés de son maître lui soient absolues, elle avait l’impression de négliger quelque chose en se précipitant tout simplement sur le Rivage.

     Arpenter les Îles lui avait donné raison : les poches de corruption, bien que moins nombreuses, étaient encore présentes.

     Et si le menace renaissait de là ?

     -- Il faut que quelqu’un s’occupe des détachements de la Légion. Je suis une traqueuse, Laeth. Pas un soldat. Aucun de nous ne l’est.

     Le Kaldorei poussa un nouveau grognement, mais plus las qu’agacé.

     -- Fréquenter les Gardiennes chaque jour n’est pas non plus pour me plaire.

     Il se décida à tourner la tête vers son interlocutrice, bien qu’il n’en eut pas besoin, comme dans un réflexe de son ancienne vie, où ses yeux avaient encore besoin d’être en face de ce qu’ils regardaient pour pouvoir le voir.

     -- Qu’est-ce que tu comptes faire ?

     -- Rester ici. Ou tout endroit où le menace demeure. Je compte aligner les proies, et les descendre. Pas simplement attendre le signal d’un nouvel assaut, je deviendrai folle là-bas. Tu le sais.

     -- Je dois bien te concéder que cela laisserait un certain répit au front, de n’avoir à se préoccuper que de la Tombe, et pas des petites menaces alentours. Mais seule…

     Laeth laissa sa phrase en suspens. A dévisager Hezraelle, il remarquait à quel point elle semblait avoir vieilli depuis leur capture par les Gardiennes. Son habit était négligé, presque des haillons, ses cheveux sales et en paquet, et sa voix parfois un peu trop extatique et tendue. Il ne savait pas ce qu’elle avait vu ou entendu quand elle était coincée dans sa propre tête avec son démon intérieur, au fin fond d’un cristal, mais il était persuadé que cela l’avait affectée, même plus que certains autres chasseurs.

    --  Personne n’a dit que je serai seule. Il doit bien y en avoir parmi les nôtres qui partageront mon point de vue.

     Le Kaldorei sentait la chaleur de son interlocutrice même à quelques pas d’elle, fiévreuse et désagréable. Le ton de la chasseuse s’était fait plus pressant. Elle posait devant lui une requête, il le sentait bien.

     Il n’eut qu’un instant pour peser le pour et le contre, car il sentait que toute la vision d’Hezraelle était braquée sur lui.

     -- Je peux te donner les cibles les plus prioritaires si j’en entends parler sur le Rivage. Et t’indiquer les chasseurs au Marteau Gangrené qui pourraient être intéressés.

     Il la sentit se relâcher, soulagée.

     Bien que cela ne l’enchante guère qu’elle se pique autant de s’éloigner des siens, il comprenait.

     Il comprenait parfaitement qu’un chasseur devait avoir un but, et que c'était l’obsession de cet objectif qui lui permettait de tenir. Et il ne tenait pas à la savoir instable sur le Rivage. Tant qu’elle continuait de se battre contre la Légion, où que ce soit, il ne pouvait qu’en être satisfait.

     Le calme revint dans la posture de l’Instructrice, cette même immobilité détachée, son souffle était lent et profond ; parfois Laeth se surprenait à trouver la sin’dorei sereine malgré sa condition.

     -- Ce n’est pas tout.

Plaça-t-elle, sans avoir pris la peine de le remercier, sachant pertinemment qu’elle lui revaudrait le service.

    -- J’aimerais aussi trouver d’autres partisans, tous ceux qui voudront se joindre à cet objectif, et qui sauront se dédier à combattre la Légion. Mais ils resteront sous notre autorité, tout du moins tant qu’ils chercheront à collaborer avec moi.

     De nouveau, Laeth grogna mais Hezraelle ne lui laissa pas le temps de dire quoi que ce soit.

     -- Nous avons besoin de tout le monde. Je ne recherche pas la gloire, je veux juste qu’une tâche que je juge nécessaire soit accomplie. Si nous voulons que les plans du Maître soient menés à bien, nous devons bouter la Légion hors d’Azeroth. Et pas seulement le gros de leurs troupes. Toute la Légion.

     -- C’est bon. J’ai compris. Tu ne changeras pas d’avis de toute façon ?

    Elle lui adressa un drôle de sourire, il n’avait pas l’habitude d’en voir un ourler les lèvres d’un de ses comparses, mais sur elle, cela plissait les rides qu’elle avait au coin de la bouche, il le discernait sous son voile.

     -- Non.

     -- Et comment tu comptes t’y prendre pour monter une section comme ça ?

Avec un bruit étrangement mélodieux, Hezraelle fit jouer son arme à son fourreau, dans son dos.

     -- Je vais leur montrer pourquoi ils auraient intérêt à me suivre. Et s’ils ont la volonté de tout faire pour arrêter notre ennemi, alors ils trouveront le reste des raisons eux-mêmes.

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